Cindy Sherman, photographies d’un univers schizophréne
Ce livre de portraits à la particularité d’avoir pour modèle unique l’artiste elle-même, grimée, déguisée, toujours différente et méconnaissable de page en page. Il est étonnant de construire une carrière de photographe en se concentrant sur sa propre personne. Depuis 1976, Cindy Sherman se met en scène, elle emprunte des centaines de personnalités, passe d’un personnage de femme à un personnage d’homme. Son approche conceptuelle de la photographie l’a fait entrer très jeune dans le monde de l’art. Le Jeu de Paume consacre une exposition à cette artiste internationale de 52 ans et Flammarion édite un catalogue très complet de cette rétrospective.
Cette troublante démarche concentrée sur elle fait penser à une psychose : la schizophrénie, qui se manifeste par une modification de la personnalité, une perte de contact avec la réalité, un repli sur soi, des fantasmes délirants ou hallucinatoires.
Dans ses premières séries elle incarne les personnages qu’elle croise dans le bus, puis devient actrice de cinéma de films imaginaires, elle se prend aussi en photo devant un écran qui diffuse un film. Elle interprète des femmes tristes en attente, les yeux dans la vague, on peut la découvrir également vêtue d’une serviette de bain rose. Pour chaque prise de vue, elle change de maquillage, de coiffure, de couleur de cheveux et d’yeux. Cindy Sherman se moque de la mode et de ses codes en jouant des personnages grotesques ou décalés, elle n’hésite pas à utiliser des prothèses mammaires, des perruques, des accessoires divers.
C’est à partir de 1985 avec ses « Fairy tales » (Contes de fées) qu’elle fait entrer son travail dans le monde de la folie, puis dans un univers morbide avec la série « Disaters », où se côtoient des corps en décomposition, du vomi, des mouches...., qu’elle prolonge avec sa série « Civil war » en photographiant des gros plans de cadavre, son propre corps maquillé.
Son travail est ponctué par des pauses plus reposantes pour le lecteur, en effet, entre 1988 et 1990, elle élabore une série colorée et jubilatoire de faux portraits historiques ou de reprises de tableaux de maître.
C’est à partir de 1992 que le sexe entre de façon explicite dans son œuvre avec la série intitulée : « Sex pictures ». Cindy Sherman se dérobe, car ce n’est plus son propre corps qui apparaît mais des mannequins qu’elle désarticule à la façon de Hans Bellmer, elle exhibe des objets sexuels féminins et masculins, les met en scène dans des poses obscènes, on retrouve la même ambiance dans sa série « Broken dolls ».
L’univers shermanien est vaste, il se compose aussi de photos surréalistes, de masques horribles. Ce monde de folie est très dérangeant, troublant, inexplicable. Depuis 2000 sa production s’est recentrée sur elle, son propre corps. Cindy Sherman interprète des femmes qui veulent postuler pour des films Hollywoodiens, elles n’ont aucune chance d’être prise, tant elles sont caricaturales dans leur pose, leur habillement ou leur laideur. Dans sa dernière série connue, elle devient un clown inquiétant. Elle utilise ici des procédés numériques pour apparaître en plusieurs personnages sur la même image et pour incruster des fonds de couleurs psychédéliques. Étrangement son identité sexuelle s’affirme en féminisant le clown qui est traditionnellement un homme, elle lui ajoute des seins et des fesses.
On se demande si toutes ces photos ne sont pas l’écho d’images de notre monde diffusées par la télévision et la presse depuis des années, vieux films noir et blanc, défilés de mode, société de consommation, exploitation de la femme dans la publicité, pornographie, voyeurisme, téléréalité, images de guerre, de cadavres, pantins politiques qui font l’actualité. On est curieux de connaître le prochain travail de Cindy Sherman. Mettra-t-elle en scène des otages, des terroristes, des indicateurs, des soldats ?
Quand on examine le monde de l’art contemporain, on voit qu’il n’est pas si rare qu’un artiste se mette en scène et constitue son œuvre autour de lui. On citera Orlan, pour qui son propre corps devient objet d’art à travers des opérations de chirurgie esthétique, Sophie Calle dont l’image est presque toujours absente des photos mais dont la narration de sa vie est au centre de son œuvre, enfin dans un style bien différent Gilbert Garcin dont l’image est omniprésents dans chacune de ses photos.
Après l’avoir vu grimée, travestie, on se demande quel est le vrai visage de Cindy Sherman. Des photographes comme Robert Mapplethorpe, Lars Schwander, David Seidner ou Martin Schoeller ont fait son portrait et nous la dévoilent « normale ». Son portrait le plus récent, est celui de Chris Buck, il date de 2003, Cindy Sherman y apparaît peu souriante, blonde, les cheveux longs il est difficile de lui donner un age, mais elle ne semble pas avoir la cinquantaine. En faisant quelques recherche sur « Google images » on peut la découvrir sur des photos encore plus récentes où elle participe à des galas artistiques, elle est souriante, charmante, élégante, détendue. Le photographe David Seidner (décédé en 2000), dans son livre Artists studios nous montre son vrai visage, un quart de l’image est dans l’ombre, est-ce la partie cachée de l’artiste, celle qui produit ces images de cauchemar ? Il dit d’elle : « Cindy est la personne la plus sensée et la plus gentille qui soit. D’une modestie totale, avec toute cette créativité qui passe dans son œuvre. Elle est calme, sérieuse, heureuse en ménage et efficace. Quand on la croise dans la rue on n’imaginerait jamais que c’est Cindy Sherman. Elle ne se fait pas remarquer, sa vie est presque un paravent pour son œuvre. Depuis le temps que je la connais, je l’ai toujours connu timide et réservée. ».
Cindy Sherman (Photographe)
Flammarion (Editeur)
Régis Durand (Auteur)
Jean-Pierre Criqui (Auteur)
Carole-Anne Tyler (Auteur)
Parution : 22 mai 2006
Dimensions (en cm) : 25 x 29 cm
288 pages, relié
ISBN : 2080115804
Prix : 50€